Disparition
I
Mais t’es où ? Tu te caches ? On te retient ? Tu respires encore quelque part ? T’es toujours vivant ou on t’a déjà enterré ? Te caches-tu à l’intérieur de ce qui reste de la photo dans ce journal qui se délite entre mes mains ? Je te cherche, mais personne n’a de tes nouvelles. Ça m’est égal d’être confronté ou exposé à ceux tiennent à savoir où tu es : je m’époumone à leur répondre : mais il est où ? Je les regarde droit dans les yeux, ta photo accrochée à mon cou. J’enquête dans la rue, auprès des avocats, des juges, des journalistes, des truands, des étrangers… Évidemment, je me cache parfois par peur, mais je regarde cette photo qui me dit que tu n’es pas tout à fait mort. Et me voilà bringuebalé par la douleur et l’espoir. Et comme une rengaine je répète : mais t’es où ? Tu te caches ? Tu respires encore quelque part ? Es-tu là ou n’es-tu qu’un souvenir ?
II
Tu m’as apporté la lucidité et l’équilibre, le tourment et le chaos, les ivresses de la découverte et des sensations, les abîmes de la destruction et de la déception. De manière très exacte deux facettes de ta personne, ou tout au moins deux visages que je te connais, joliesse et tristesse… Visages imprimés sur cette photographie où éclate ta nature d’agonie de vie mêlées, nature qui m’a empli de bonheur et conduit au bord de moi-même, au point où l’on se pose pour soi la question de vie et de mort.
Au moment de cette photo, nous étions ensemble. Tu incarnais alors les idéaux du Mouvement de Libération Nationale, MIN (rien de moins!). D’où l’importance de cette image de toi, totalement inconnue de moi, publiée dans un journal d’informations générales – sans que, j’en suis sûr, quiconque la reconnaisse de manière certaine. Tu y apparaissais comme protagoniste d’un fait qui devait avoir pour toujours un impact sur l’histoire du pays même si, sur le moment, elle ne constituait qu’un épisode de plus de son histoire chaotique. Une apparition pas suffisante pour que l’on se souvînt de toi… mais qui me confirmait que tu avais pu sortir de là en vie.
C'était une chouette époque; en dépit d'un climat politique pourri et de tentions entre les groupes sociaux, la ville était excitante : dans une atmosphère de fête, l'on y faisait des rencontres fugaces et intenses, comme souvent dans les sociétés en ébullition, qui frôlent avec délectation le bord du gouffre. On dit que les souris aiment s'accoupler au milieu d'un incendie. A quelques carrés de maisons de notre Tour, dans les bordels - ou les "bars-à-whisky", comme les appellent leurs clients assidus (qui ne sont rien d'autre que des désoeuvrés-ivrognes-professionnels-et-en-tout-cas-que-des-pauvres-diables-sans-le-sou) - se trouve le nécessaire pour survivre dans ce feu croisé : boisson forte bon marché, musique joyeuse, quelqu'un avec qui danser et, surtout, des petites putes de deux jours, avec ou sans expérience, qui se vendaient pour des prix variables de cinq mille à trois cent mille pesos.
Mon antre de prédilection était La Luz . Ici les filles étaient sous la protection de la main dure de El Chulo, un type de la pire espèce pour qui ne comptait que se faire du fric et se faire plusieurs petites femelles chaque nuit. Ses préférées, disait-il, étaient les plus jeunes, des filles débarquées depuis peu de nulle part (pour nulle part, ce qu'elles ne savaient presque jamais) et qui s'imaginaient qu'en étant là elles allaient améliorer leur condition. La Luz les accueillait et leur prodiguait la formation de base correspondant à leur nouveau métier et parfois quelque bonus en fonction de l'inspiration du patron. El Chulo aimait bien aussi celles qu'il appelait "les spéciales", qu'il identifiait facilement sans les avoir vues avant. Des femmes qui pouvaient lui donner des informations sur des affaires qui pouvaient s'avérer rentables d'une manière ou d'une autre : extorsions, rackets, affaires du milieu. Avec le temps, j'ai su que l'homme était un ancien policier et qu'en matière de tortures ou de disparitions, il avait été pire que les policiers de films turcs ou brésiliens. Curieusement, il paraissait à présent très aimable à la clientèle et ne s'épargnait aucun effort pour se comporter en parfait amphitryon du bouge qu'était La Luz, lequel en dépit de son nom était un trou profondément obscur. Au début, quand j'entrais dans cet établissement avec de l'argent, je le saluais d'une embrassade, avec presque de l'affection. Lui, très seul, s'asseyait avec moi quelques minutes, acceptait que je l'invite à prendre un verre et, avec une sympathie feinte, il me proposait le menu de la nuit, c'est-à-dire la pute élue, "le plat du jour", comme il l'appelait devant ses meilleurs clients. Le terme de "meilleurs" était bien sûr un euphémisme car dans ce lieu n'allaient que des minables comme moi, employés publics solitaires qui s'ennuyaient les vendredis à six heures du soir - ou de la nuit, selon leur niveau de solitude.
Dans l'une des chambres du bordel de La Luz, Emma recevait; c'était une jeune personne d'environ dix-huit ans, avec des idées bien à elle qui disait, par exemple, que les femmes qui font l'amour moins fréquemment le font avec plus de force. Et c'était son cas : chaque fois paraissait être la première. Ce qu'elle donnait d'elle-même était de la passion à l'état pur, sans aucun frein. Pour cette raison, j'étais très vite devenu accro à elle; non seulement ses performances au lit étaient impressionnantes mais elle disposait d'une éloquence que la simplicité du lieu me rendait fascinante. Dans la lutte, disait-elle, elle trouvait son plaisir dans la violence. Et des paroles comme celles-ci m'excitaient jusqu'à la folie dans ce bordel où quasiment aucune intimité n'était préservée, avec des cloisons de carton qui permettaient de profiter de tout ce qui se passait dans la chambre voisine.
Moi, je vivais ces moments passés avec Emma comme une sorte de mise entre parenthèses de la vie, un espace où je pouvais oublier un monde environnant devenu de moins en moins intelligible, un jeu pour les vendredis après le travail, sans grandes conséquences, qui n'engageait à rien, une relation idéale. Dans ce que cette femme donnait d'elle-même, il y avait quelque chose que je ressentais comme de l'animalité à l'état pur, un instinct primaire, l'expression d'une féminité fantasmée. Ceci, dans le meilleur des cas. Dans les pires, quand elle en venait à exiger des coups et des insultes, littéralement la sodomie, selon son état éthylique ou parfois l'hallucination du moment, cela pouvait devenir plus brutal encore, et d'autant plus excitant pour moi. Moi, je dois le dire, j'étais dans un état semblable au sien et palper son petit corps brun, avec les fluides qu'il distillait, me faisait ressentir une sorte de camaraderie et un désir ardent de suivre le rythme. Je m'anéantissais autant dans son activité débridée que dans son langage et j'arrivais à l'extase au milieu d'un florilège d'insultes. C'est peut-être de là que venait le succès qu'elle avait auprès des clients de l'établissement. Car El Chulo s'était empressé de m'ôter mes illusions en me disant qu'elle faisait de même avec tous, être pute lui coulait dans les veines, elle s'y donnait à fond; c'était un luxe, par les temps qui courent, de pouvoir compter sur une travailleuse dotée de mérites aussi remarquables. Moi, simplement je faisais et me laissais faire, sans plus. Je me contentais de l'écouter quand elle voulait parler :
- Le corps s'offre... à l'homme, un fils de pute ou un maître, sans rien livrer de son secret.
Emma conservait ce secret juste là, entre ses jambes ouvertes qu'elle allongeait en m'attendant. Alors elle pleurait; elle arrivait à pleurer avec la tendresse d'un bébé qui vient de naître, avec la beauté d'un poème ou d'une chanson. Je recevais, moi, sa jouissance et son sanglot comme faisant partie de mon équilibre, imprécis et alternatif. Le tout à la fois.
III
Toi et moi, nous étions revenus ensemble à Medellín. Nous ressentions une sorte d'euphorie sur courant alternatif, basculant de manière récurrente entre affrontement et extase. Et dans son côté illusoire, cette tension conservait un équilibre étrange, qui était au fond ce que je recherchais. Nous vivions cette expérience coupés du monde dans tout le sens du mot, expulsés de celui-ci par notre mode de vie. Moi, simple scribouillard d'une cour pénale municipale, qui n'avais d'autre centre d'intérêt que les histoires des inculpés dangereux échouant quotidiennement dans mon bureau, et toi, par vocation être isolé du monde, versé dans ce qui paraissait être des études juridiques, qui essayais de faire partie du Mouvement d'Indépendance Nationale à un moment où c'était passé de saison, loin derrière les discours sur le succès économique et le développement capitaliste.
Nous vivions dans une tour d'ivoire bien à nous, comme nous le disions à ceux qui pénétraient dans notre tanière, avec l'illusion que, d'une autre perspective ce soit un espace en marge de tout, un "taudis de paix". C'était au dixième étage d'un édifice abandonné de l'avenue de Caracas, près de son intersection avec la rue vingt-deux. De là-bas on pouvait observer La Luz et le mouvement nocturne qui sans le vouloir - quel paradoxe ! - nous invitait à la chute.
Toi, pour me faire plaisir, tu avais abandonné - tout au moins cette semaine-là - l'idée d'en finir avec le monde matérialiste et, dans le même temps, avec cette orgie d'alcool, de drogues, de somnifères et de tranquillisants qui imprégnaient tes nuits... des nuits d'excès et de folie, de séjour dans des bars comme le Picadilly et l'Odéon, deux de tes favoris. Tout cela pour te consacrer à ma personne, qui t'appartenait, comme tu disais, qui était tienne au-delà même du Mouvement, dans lequel malgré tout tu t'engageais de plus en plus. Moi, par essence solitaire, profitant de cet intermède, je prenais des notes pour des romans dans lesquels je croyais à peine, des histoires de héros qui s'enfonçaient dans la débauche, des journaux de voyages (dans des bars à whiskies évidemment), des inepties, quand l'horaire de travail me le permettait, ou simplement si j'en recevais l'inspiration et n'avais rien de mieux à faire, c'est-à-dire s'il ne se présentait rien d'intéressant dans la rue, si n'apparaissait quelque lolita créole traînant par là, enfin s'il ne te venait pas l'envie de t'occuper de moi. Et toi, baigné d'un certain calme, tu observais tout cela avec l'intention évidente de découvrir mes ressorts et mes pensées, pour ensuite me renvoyer en boomerang toute cette information, fréquemment, au cours de nos discussions.
Au cours de cette période, une période heureuse - ce n'était pas si fréquent - nous avons en effet vécu une pause. Nous parlions beaucoup, de ton passé ou du pays, un thème pour toi obsessionnel. Il y avait tant de choses sur lesquelles converser ! Autant de discussions qui étaient des jeux de l'esprit se diluant à la fin dans les cigarettes et la boisson.
- Ça a toujours été comme ça, disais-tu. Il y a deux cents ans nous avons débattu de réformes de pacotille qui n'ont rien changé. Notre indépendance n'a été que la succession au pouvoir de minorités privilégiées qui appartenaient toutes aux familles d'antan. Depuis lors nous ne vivons qu'une période de transition au cours de laquelle rien n'a jamais été laissé aux masses. Une véritable révolution nationale est nécessaire pour que le peuple arrive au pouvoir, ajoutais-tu. Nous en avons assez de l'exploitation, de la pauvreté, de la division de la population en classes, de l'absence d'autonomie du pays et, pour cela, nous devons tout changer.
- ... les utopies se sont éteintes, évaporées sur les chemins de bon aloi de l'intérêt particulier et des appétits, comme je te le lisais dans l'un de mes écrits d'alors.
- Ceci, c'est du scepticisme. Tu verras que tout peut changer, qu'il peut se passer quelque chose qui fasse bouger le monde, qui...
- Le monde est très petit pour nous. Nous vivons dans un quartier qui ne va pas plus loin que l'intersection de la treizième rue avec la Septième.
- Ton monde est petit. C'est comme cela que tu veux le voir. Je crois, moi, que le monde dont nous faisons partie est grand, qu'il a ses vagues, ses mouvements harmonieux... Un de ces jours, une de ces vagues finira par arriver jusqu'ici.
Tu disais tout cela au milieu de tes voyages inspirés par l'herbe et tes idées révolutionnaires étaient, je ne sais pas pourquoi, ce qui nous rapprochait le plus. Parler ! Parler ! De l'histoire de ces révolutions, de la foi creuse, des folies qui étaient les tiennes à propos des vagues ou de je ne sais quoi d'autre. Et, une fois ou l'autre, du thème de ton enfance. Ton père, disais-tu, mourut d'apoplexie, bourré de drogues dans une chaise roulante. Tu avais alors à peine conscience de ce que signifiait la mort.
- Il est mort dans mes bras, disais-tu. J'étais la seule personne qui était proche de lui. Ma mère... cette pute... n'était jamais à la maison. Elle préférait vivre à sa guise, ses aventures de merde. Ce jour-là, moi j'étais là, avec le mort sur les bras, avec mon putain de père mort et je ne pouvais pas me détacher de lui. Lui ne me lâchait pas ! Il se passa beaucoup de temps avant que quelqu'un vienne et m'en libère. Je n'arrivais pas à pleurer. Je ne comprenais pas qu'il était mort. Je suppliais en criant que l'on ne m'éloigne pas de lui. De toute façon, c'était le seul que j'aie et il était bon avec moi, c'était mon unique ami...
Tu terminais en larmes l'histoire de ce père. Des mois plus tôt, je m'en souvenais, ce récit s'était terminé par une explosion d’hystérie, de destructions, de coups contre le mur, de sanglots incontrôlables. Tu hurlais alors "toi aussi tu m'abandonnes !" et moi je t'embrassais en te répétant que non, que j'étais avec toi, nom de dieu, que je voulais t'aimer, que tu devais avoir confiance en moi, que...
Ces jours-là, à peu près à l'époque de la photographie du journal national, tout cela paraissait maîtrisé. En ces moments de rare paix, tu souffrais d'une sorte de mélancolie que je pouvais trouver poétique et même aimer. Et ta capacité de compréhension aussi s'était amplifiée, sortait enfin de toi. Tu m'écoutais, tu t'intéressais à moi. Tu réussissais à sortir de ce monde fermé et hermétique dans lequel tu vivais, le monde de tes études, du Capital, de la Sociologie, et tu essayais de voir l'autre, cet autre proche qui te paraissait si étrange, auquel tu parvenais peu à peu à avoir accès. Tu écoutais alors mes propres souvenirs d'enfance. Ma mère veuve cheminant dans les rues de Cali, mendiant un peu d'argent pour nous donner à manger, à mes frères et à moi. Ma mère qui me tenait la main au milieu de la foule indifférente. Ma mère, qui avait fait l'impossible pour que j'étudie une carrière professionnelle et qui, à la fin, était restée à Cali en espérant un appui de la part de ce fils qui arrivait à peine à se suffire à lui-même. Pas plus que je ne parvenais à maîtriser mes larmes, tout au moins en ce moment où, pour une fois, tu me prodiguais ta compréhension. Et dans le même temps, je pensais à Emma, à son corps qui irradiait... à Emma qui m'attendait à La Luz, seule, abandonnée par ses amants à la queue-leu-leu qui n'étaient pas moi. Emma au lit me prodiguant son amour sans inhibitions. Je veux être ton esclave. Je veux être à toi, dirait-elle au milieu de bouffées de fumée et de l'abandon de soi. Sache que je serai toujours à toi. Que je serai là à t'attendre. Les déclarations d'amour me submergeaient, contradictoires et fascinantes.
La guerre initiale avec toi était loin, cette guerre qui à Medellín avait connu sa pire expression, ou sans doute son terme. Alors, nous en étions proches. Jusqu'à vivre un quotidien avant cela impensable. Moi, je pouvais te préparer un jus d'orange le matin et toi, avec mille attentions, le repas du soir. A cette époque, tout était étrange, inhabituel : jusqu'à - qui l'eût cru ? - notre vécu au quotidien. Malgré Emma ou peut-être, de manière surprenante, grâce à elle, qui commença alors à passer par la Tour d'ivoire. C'est tout proche, l'ami, disait-elle, avec son accent paisa , avec un ton à la fois juvénile et indifférent qui lui donnait une touche terriblement définitive, comme si tout allait se terminer là, avec le dernier son de ses paroles souvent répétées qui suscitaient chez toi tant d'émotion. Je n'aime pas arriver tôt parce que cela finit par créer la confusion dans les horaires de travail. Je préfère venir vous rendre visite ici. Et pendant qu'elle disait cela elle jetait un coup d’œil à la maison, jusqu'à faire un tour dans notre chambre. Toi, tu l'accompagnais avec l'allégresse qu'elle produisait autour d'elle-même. Tu avais des atomes crochus avec elle, qui était paisa comme toi. Tu lui montrais le lit, la salle de bains, mes carnets éparpillés un peu partout, la machine à écrire... Parfois, tu l'invitais à rester, quand tu auras fini ton travail, disais-tu. Elle, elle acceptait ton invitation, certaines nuits jusqu'à dormir avec nous. Ça lui revenait moins cher et cela nous plaisait à tous les deux. En vérité, tout cela était étrange.
Je garde de cette époque le souvenir de nos jours d'amour et de nos nuits. Je me souviens de toi dans mon lit. Je t'aime plus que je n'aie jamais aimé dans ma vie, disais-tu. Bien que cela sonne comme de tout un chacun. Je t'aime plus que quiconque. Et après : tu ne m'abandonneras pas, n'est-ce pas ? Dis-le moi ! Moi, te regardant, te touchant, je ne pouvais pas comprendre ton obsession de l'abandon. Je ne voulais pas t'abandonner, l'idée ne m'avait même pas traversé la tête, et bien que je ressentisse l'inconfort de notre situation et celui d'Emma, qui, comme le disait El Chulo, était de garde et s'occupait de moi, je t'aimais. Le problème était peut-être d'une autre nature, au moins en puissance... J'aurais sans doute dû poser mes conditions avec plus de clarté et exprimer ce que je ressentais pour répondre à tes attentes. Je disais qu'en définitive, les paroles ne veulent rien dire, qu'elles n'enlèvent ni n'ajoutent pas grand chose de significatif. Et c'était vrai. C'était juste ce que je ressentais. Très simplement. Et j'essayais de tout faire pour que tu aies la conviction que je resterais à tes côtés, même si je ne parlais pas beaucoup de nous deux. Au-delà des paroles brèves, en dépit de ma condition, en dépit des circonstances, je ne t'abandonnerais pas. Je te disais que je serais avec toi. Je suppose que cela, c'est de l'amour. Ou tout au moins, c'est de cette manière que je concevais alors ce sentiment, seulement alors. En mettant les choses au mieux, tu pourrais comprendre cela dans toute sa dimension, dans la mesure qui était la mienne. Tu comprenais quelque chose à cet équilibre. C'est peut-être pour cela que tu t'abandonnais à moi avec dévotion; et que de mon côté je faisais de même. Et de nouveau, c'était en effet la fête des corps et du plaisir... comme au premier jour, comme au dernier, comme toujours. Dans le contact des peaux et des liquides, dans la chaleur. C'est un fait que nous nous aimions, au sens le plus élémentaire du mot et, on pourrait le dire, au sens le plus traditionnel, le plus commun de toute relation.
La photographie donne un témoignage de cet équilibre instable : une partie de ton visage est éclairé alors que l'autre, tournée vers le mur du bâtiment, reste dans l'ombre. L'image du journal montre, d'une manière inhabituelle en raison de son contexte, ce visage que j'aimais, ce visage qui révélait ce qu'il avait de positif, de bon, d'aimable... et, en même temps, le chaos, la folie. La première facette était, au moment de notre retour à Medellín, la représentation d'un état qui, tout simplement, n'était pas destiné à durer.
IV
L'équilibre se rompit un jour sans qu'à peine je m'en rende compte, de la même manière qu'il s'était rompu au début et qu'il se brisa à Medellín.
(Publié à l'origine en espagnol, par Ediciones B, en 2012. Traduit par Jean Jacques Beaussou)